Les Hauts de Tanay

 

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Le châlet des Crosses
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Allamond

Dans mon rituel, il y a d'abord Allamond, pour la première matinée.
Le sentier s'amorce entre l'auberge et la fontaine. Jusqu'à l'autre fontaine, aux Crosses, il va dans la forte pente d'une forêt mi-sauvage, mi-plantée où l'herbe épaisse abonde en digitales, campanules, épervières, centaurées, astrances. Au-dessus, il s'en va dans la grande liberté du pâturage appuyé contre le ciel.
Si je bois devant le gros chalet à cave voûtée, c'est moins par soif que pour retrouver totalement le goût de ce pays dans l'eau de neige, de pluie et de source qui vient à moi tout droit du sein de la terre.
Ensuite, je vais par le chemin de ronde pour chèvres qui finit comme un escalier dans une tour en ruine et, de là, gagne la crête mince, évidée, suspendue sur de profonds couloirs. Les CrossesBonheur de s'asseoir et de s'accouder, le nez au niveau des orchis vanillés et des asters. Tout m'est rendu, dans un seul regard de reconnaissance : le vallon au coeur de lac, les toits comme des écorces au bord du torrent, la corbeille de vent et de silence. Absent au monde, je le possède. J'ai retrouvé le temps de m'oublier et de me reprendre.
Du Grammont en Allamond, les miroirs abrupts de calcaire cristallin de la Dérotchiaz n'ont pas fini, depuis quatorze siècles qu'ils l'écoutent, de s'étonner du formidable éboulement qu'ils ont laissé faire, en 563.(L'éboulement du Tauredunum, raconté par les évêques Marius d'Avenches et Grégoire de Tours.) .Alors, la montagne s'abattit sur le Bas-Valais, faisant barrage au Rhône - il y a un destin valaisan de barrages - et formant un lac jusqu'à Sion. Quand il se rompit, la vague ravagea les rives du Léman jusqu'à Genève dont elle emporta les ponts.

La Chambairy

De toutes nos amours, il y en a quand même une que l'on préfère. La plus difficile, peut-être ; sûrement la moins explicable. C'est pourquoi j'ai tant d'allégresse quand j'escalade la Chambairy. Les cartes officielles l'appellent l'Hautagrive. C'est joli ; mais ce n'est pas du pays.

D'emblée, elle vous prend au souffle. La pente est raide dans la prairie ; plus raide sous bois; plus raide encore dans des couloirs humides où les plantes poussent avec vigueur. Après, c'est le pierrier de schiste rose et gris. Mais on a quitté le froid du versant nord et tout ici fleure le thym et la pierre à feu. Plus haut, on croit sortir d'une ruine par une meurtrière vitrée d'un soleil éblouissant. On est sur le revers oriental, dans des couloirs gazonnés et des éboulis instables. Saisissement de voir, si proches et si hautes, des tours blanches, crevassées, fissurées, qui font le ciel plus bleu. Le regard plane dans le vide et revient comblé d'alpes. Sur la tranche du sommet, on va comme à la marelle, un pied devant l'autre.
Droit dessous, à la verticale, il y a le village et le lac, presque en plan.

En Loz

Un matin, je prends le chemin de Loz, vers le grand vitrail du sud entre les plus hauts sommets. Dans les soirs purs, il est d'une transparence dorée. Mais c'est aussi le réservoir des orages qui dévalent sous le mauvais vent.
Au réveil, le premier regard l'interroge. Si le ciel est clair là-haut, il fera beau.
Le temps de bourrer ma pipe, j'ai quitté le village et franchi les dalles posées sur l'écluse et le canal de la scierie maintenant démolie. Je regrette sa grande roue à aubes qui puisait lentement la force du torrent. Il est ici tout clair et joyeux au bord des foins que j'ai vus longtemps peignés, fauchés, nets comme un tapis de haute laine. On ne les fait plus ; c'est devenu le pâturage du village, qui a bâti dans les vernes une étable. Le troupeau étant ainsi relégué, la rue est propre. Mais, dans la nuit, il n'y a plus le passage d'une vache et le chant monotone, hésitant ou précipité, de sa clochette ; ou le galop fou d'un cheval.
Le vieux Loz Ensuite, le sentier rocailleux se hisse à force entre les parois et le torrent qui, n'arrivait plus à suivre la pente, fait le grand saut avec une élégance d'arc-en-ciel.
Cascade. Contemplation de l'eau qui se presse, se bouscule et se tord, tombe dans une allégresse d'écume, éclate en étincelles, rejaillit, fuse, se jette à plat de roche, glisse à une vitesse folle, bute plus bas, rebondit, s'écroule et coule et recommence et surabonde et s'en va, éternellement.
Je me retourne : le village n'est pas plus visible que s'il était couché dans l'herbe.
Je vais. Je me délivre de l'énorme voix d'eau qui m'annulait et je le revois mieux. Il est entassé au plus étroit à cause du replat et comme s'il cherchait le lieu sûr, accoté à la pente. L'homme des temps anciens bâtissait ainsi, composant avec la nature, préférant le confluent des eaux qui lui épargnait le dur et hasardeux travail de les capter à longue distance. Ici, elles sont à portée de la main et à deux pas du lac. Le torrent noue en une seule grosse tresse le ruissellement des pâturages et des parois ; et la fontaine rassemble tout le monde : les eaux, les chemins et les gens.
Mais il faut passer le pont. Il est posé comme la clef sur la porte. Il ouvre sur le lac, il ouvre sur les hauts, il ouvre sur la plaine que l'on ne voit pas ; mais on la devine à des nuages lointains, étirés par le courant immuable du grand fleuve dans les basses terres où le vent est libre de courir. Mais pourtant pas comme il veut ; la montagne le commande, lui aussi.

Pâturages

J'arrive dans les pâturages. Le relief s'est adouci et étendu jusqu'aux lointaines Bovardes-de-Bise, au col d'Ugeon (2081 m), à la Lanche-Naire. Le creux de TanayOn y goûte la liberté particulière aux lieux baignés d'espace et de ciel.
Faut-il dire l'" Haut-de-Taney ", pour signifier que c'est le plan le plus élevé du site ? Ou bien l'Eau, car presque toute celle dont vit le vallon, en vient ? Ou encore l'Au, qui est germanique et se traduit par prairie ? Moi, je vais " en Loz ".

Domaine des troupeaux et d'une flore splendide. Je préfère n'en rien décrire. Il faudrait un gros livre; et que peuvent les mots et les images, si colorées qu'elles soient ? Ils n'exprimeront jamais l'intensité joyeuse des coloris. A celui qui les a vues, il suffit de dire : lis, anémones, gentianes, soldanelles ; et il se souvient que la plus cachée, la plus perdue dans les rochers, fleurit en générosité et perfection comme celle des bords du chemin.
En Loz, les vieux chalets sont abandonnés pour le chalet neuf, magnifique étable et beau logis permettant une existence décente. Il est bâti en pierres prises sur place. J'y vois la preuve qu'une économie alpestre peut être équilibrée et prospère si elle sait vivre avec son temps.

La petite Vierge

Sous un contrefort du col d'Ugeon, le sentier dans la terre rouge s'en va vers Lovenex. Une petite Vierge rêve dans une niche du rocher gris largement bleuté qui surplombe. Elle est douce, naïve, charmante comme toute jeune femme portant son enfant. Je me souviens d'un jour de pluie torrentielle et de notre longue conversation. Cela consista pour moi surtout à me taire et à écouter le songe de tendresse et de patience qui passait à travers l'immense ruissellement flagellant à mes pieds les pétasites.
A quoi rêvait-elle, dans cet écart du monde ? Et dans la solitude hivernale, quelles pensées ? Mais la petite Vierge aux cheveux massés sur la nuque, baissant la tête dans une humilité triomphale, disait que les raisons d'homme étaient trop frêles pour le royaume des cimes et que seul y vivait - mais pour toujours - l'amour qui accepte et donne tout.

Les jumelles

Lovenex

Le col de Lovenex domine de haut un petit monde à part, un lac peu profond dans une combe très nue, au revers du vallon de Taney, sous le Gardy et la Grande-Jumelle. L'eau est retenue par un tertre de gazon et ce bord du monde est en encorbellement sur la plaine du Léman. Le regard est d'abord fasciné par la vue plongeante. On le relève enfin. Mais on n'arrive en plein ciel qu'en parcourant l'autre étendue limpide et bleue, là-bas, où se reflètent des villes blanches. Puis viennent des collines étagées jusqu'à l'horizon.
C'est si froid sous les pieds que j'entends les moutons bêler avant de les voir.

Linaigrettes

Ce jour que l'été s'endormait dans une brume très fine sous un ciel refroidi, c'est pour elles que je montai au-dessus des chalets de Loz. Il y a là de petits étangs frangés de joncs et de populages nés de l'eau brune. Dans ce coin perdu, les linaigrettes avaient fleuri. La soie brillante de leurs houppes frissonnait légèrement.
Tant de grâce modeste et tant d'innocence donnaient au vaste espace silencieux la beauté mélancolique d'un air de flûte joué en sourdine.

La Chaux-du-Milieu

Une autre matinée m'emmène aux Cornettes-de-Bise (2432 m) par La Chaux-du-Milieu.
J'ai suivi d'abord, au-dessus des herbages, le beau chemin dallé qui ressemble à une voie romaine allant au col de Vernaz (on dit : Verne). L'espace, alentour, simplifie la silhouette des monts.
Puis-je suis entré dans le chaos, dans l'éboulis et l'éboulement du grand pierrier des Cornettes que domine une vire de schiste noir délitée par l'humidité. En face, la paroi de la Callaz est de roche plissée, rubanée comme par un dieu forgeron. On peut rêver ici à ce que ce fut la préhistoire, quand les montagnes jouaient à saute-mouton ! Depuis, elles ne cessent de s'user, de tomber en ruine avec une espèce de fatalité désespérante. Dans La Chaux-du-Milieu - comme en d'autres endroits semblables - il y a toujours un moment où cette érosion m'accable. J'ai beau m'en défendre, je n'y puis échapper. C'est d'ailleurs pourquoi, si belles qu'elles soient, les ruines ne m'attirent pas. Je doute si je verrai jamais les temples grecs ou romains. La Derotiaz Je suis sûr d'en revenir avec une drôle d'amertume, née, il est vrai, du fait que l'homme est coupable de leur délabrement. Ici, dans la montagne, c'est l'œuvre et le rôle de la nature : avec des rocs à chamois, faire des plaines à blé.
D'où vient que je la trouve belle ? Et qu'est-ce que cette beauté ? Voilà plus de trente ans que je cherche la. réponse. On dit : c'est grandiose, c'est vaste, c'est vertigineux, c'est pittoresque. Et, pour sûr, il y a des têtes et des profils de montagnes qui me ravissent. Par exemple, la Chambairy, à l'horizon du lac de Taney.
Dans La Chaux-du-Milieu, j'étouffe un peu : il y a trop de casse ; des millions de débris. Mais, à un kilomètre à vol d'oiseau, le regard se rassure : plus rien, le trait est net !
Je m'assieds, j'écoute cascader un bloc, je ramasse un éclat, je hume sa bonne odeur de pierre tiède. Curieux comme tous ces fragments reflètent l'ensemble. Le caillou résume le sommet dont il est tombé. Ainsi la nature travaille dans la monotonie. Sa grandeur, c'est le comble de la répétition. Quelques rythmes fondamentaux ; et d'infinies variations. Je ferais mieux de repartir. Le sommet me rendra la simplicité du paysage et la vue d'un monde qui, dans la distance, paraît immuable. Mais s'il l'était, il serait mort. La lune, ce doit être une Chaux-du-Milieu définitive.

La route neuve

Quelquefois, je redescends de Loz-de-Taney par la nouvelle route.En Los
Le sentier de la cascade, c'était bon pour les mulets. Les " jeep" n'y passent pas. On a taillé pour elles, en face, une route dans le flanc de la Grande-Jumelle (on dit aussi : Les Séreux). C'était par un été de pluie et d'orage où le vallon sonnait creux sous les tonnerres et la dynamite. Il en sortit une entaille dans les foins et les vernes, un tunnel courbe, des sapins violentés, des coulées de gravats salissant la pente.
Mais la montagne n'admet pas l'outrage. Elle s'est mise à le réparer. L'an d'après déjà, l'élégance pourprée des épilobes montait dans les pierriers avec les mousses à l'avant-garde, suivies de tout le peuple des saxifrages, des campanules, des graminées. On voit déjà naître des broussailles, des sorbiers, des sapins. La route neuve devient ancienne, il n'y aura pas de tristesse à contempler le fond du vallon.

Caverne de l'Ours

Les cavernes sont nombreuses dans la région. (Le nom de Taney est formé d'un mot ancien qui signifie : grotte.) L'une des plus belles est la Caverne de l'Ours. Une voûte presque ogivale dans la paroi de la Grande-Jumelle, au-dessus des derniers sapins et des lapiés. On l'atteint par un pierrier très incliné.
Balcon des matinées hors du monde. Le sable que jamais ne toucha la neige ou la pluie est une douce farine beige. L'herbe frissonne d'un lézard. En face, la Chambairy, muraille noire, est soudain cinglée d'un coup de sifflet : une marmotte sentinelle m'a repéré.
Les jumelles Le torrent souffle sourdement dans les fonds. Au loin, en bas, le lac juxtapose le verre bleu et le cristal noir.
J'imagine le glacier préhistorique recouvrant le pays, glissant lourdement, pendant des millénaires, rabotant la roche, la criblant de trous par les innombrables vrilles de ses sources. Puis allant à sa fin. Il mourait du réchauffement de la terre. Il n'avait plus rien à faire ici, ayant taillé et modelé pour toujours le relief alpin. Au seuil des cavernes, les ours contemplaient cette fin d'un monde minéral et la naissance du monde végétal. Un jour, ils disparurent. L'homme était venu.

Je reviens par la Combe où paissent trois cents moutons. Ceux qui me voient s'arrêtent de brouter goulûment pour ricaner en dessous d'un air de mépris ou me jeter des quolibets d'une voix grasseyante. Insolence des faibles. J'admire toujours les vieux chemins de la montagne et ceux qui les ont bâtis. Aujourd'hui, faire une route, c'est un drame rageur de machines monstrueuses. Mais autrefois, pour des mois et des années, c'était le corps à corps avec la roche, à coup de pioche, de pelle et de levier, les blocs portés à la force des bras, les dalles appareillées. Les hivers emportaient ce qui n'était pas inébranlable. Il fallait refaire ; et en même temps pousser plus loin. C'est pourquoi ces vieux chemins ont quelque chose d'humain et gardent le reflet d'une espèce d'amour brut et patient.

La marche

Pour celui dont les pieds savent à mesure ce qu'ils ont à faire et dictent au corps les souplesses du véritable équilibre qui n'existe qu'au sein du mouvement, c'est ici le pays de la marche retrouvée.
On marche pour soi. Pour ne pas manquer le rendez-vous avec la nature libre. C'est pourquoi on se trouve sur tel piton rocheux, dans le dolé d'un haut passage, sur la roche plate qui avance dans le lac, sous un sapin, dans l'herbe grasse de rosée, au bord du torrent. Leur appel est plus fort que tout, et le désir de les connaître sans délai.
Cette marche n'est pas le temps mort de la voiture ou du wagon lancé contre la distance, c'est le bonheur d'une conquête et le moyen d'unir, comme dans une ronde, tous les paysages et tous les temps. Et à la fin, on voit que cette unité non seulement est faite, mais qu'elle nous accepte. Le cœur, le corps et l'âme ne sont plus séparables du vent, de la pluie et du soleil.
Dès lors, que ce soit sur le banc devant l'auberge, dans la saveur de la pipe et du vin, avec des compagnons de rencontre, des amis, ou la solitude, il y a cette petite chanson intérieure qui fait la vie légère. L'amour et la mélancolie, la douceur et la gravité s'y réconcilient, produisant une note unique, ténue et vaste comme le monde : la paix.

Le vallon protégé

Dans l'ère technicienne, au temps du monde fini, le foisonnement des humains banalise et ravage la nature libre. Sa "mise en valeur" altère presque toujours et souvent détruit les précieuses valeurs de calme, de silence, de pureté, de vérité native où l'âme respire. Les protéger, c'est assurer pour l'avenir cette respiration. Mais comment faire ? Voici : le 20 juillet 1965, le vallon de Taney a été mis sous un contrat protecteur qui le garde pour toujours tel quel.
Les jumelles Sauvé !
Les assemblées primaire et bourgeoisiale de Vouvry ont pris cette décision à l'unanimité. Le contrat est signé par la commune, la bourgeoisie, la Ligue valaisanne pour la protection de la nature, la Ligue suisse pour la protection du patrimoine national et le Club alpin suisse dont la section Monte-Rosa à un chalet à Taney. Flore et faune sont protégées. On ne construira pas de téléphérique ni de route carrossable. On n'y verra pas d'engins motorisés. On y campera, mais sur des emplacements désignés par l'autorité. Si l'on y bâtit, ce sera ailleurs qu'au bord du lac et en adaptant la maison au paysage.
Ainsi, Taney qui fut une seigneurie (La prévôté du Saint-Bernard la possédait en 1305, puis la vendit aux DuFay.) garde en notre temps la discrète noblesse de sa liberté.



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