Tanay
C'est un petit pays d'alpes calcaires, avec des flambées de grès rouge et du schiste noir. Ses plus hauts sommets dépassent de peu deux mille mètres. Ils sont taillés en tours, dressés en murailles, tendus de larges pans de gazon. Ils ont des vides aériens, des pitons pyramidaux, de douces prairies, de la grâce, du charme. Ils ne sont pas célèbres.
De prime abord, on pense que le tour en sera vite fait. Trente ans plus tard, on y retourne encore. Parce que l'on y a laissé beaucoup de soi : des rêveries, des heures légères, l'esprit plus clair, une âme pacifiée. Tout ce que le train du monde nous dispute ou nous défend.
Avec son lac - mille mètres sur trois cents, et trente pour le grand fond -, ses maisons, ses forêts, sa chapelle, il est comme un bouquet de chardons bleus dans une corbeille paysanne étroite, haute et solidement tressée.
On ne le voit jamais dans son entier. Il y a toujours un surplomb, un contrefort ou une forêt pour en cacher quelque chose et le diviser en recoins et retraits merveilleusement solitaires.
Dans l'hiver des villes, chez soi, on étale une carte. On y repère ce pays un peu à part, tout au bout du Valais, là où il touche au
Léman par une plaine, au Chablais par des ravins et des torrents, et à la vallée d'Abondance par une longue frontière de crêtes.
On voit qu'une matinée suffit à le parcourir. Et tout un jour si l'on flâne.
On y monte à pied. Du nord par le Bouveret et Chalavornayres ; de l'ouest par Saint-Gingolph et Novel; ou par Miex et Le Flon dans le soleil levant.
On peine contre la pente. Le sentier s'amadoue lentement, plein d'ironie pour les pieds tendres. A mesure, la plaine s'enfonce dans une brume bleue.
A l'instant où l'on arrive au col, tout change. On retrouve l'allégresse; on entre dans la simplicité. On s'attendait à rencontrer le lac au bout du sentier : soudain il est là et on le domine. C'est toujours la même surprise et le même ravissement.
Trop court pour de vraies vagues, il ne connaît pas l'écume. Trop pur pour la colère ou la paresse, toujours en alerte, frissonnant au moindre vent, c'est le miroir fidèle du ciel changeant. Il rêve en profondeur, dans de vertes transparences. Il chante dans tous les bleus. Sous le brouillard, il est d'encre ; et d'argent en fusion sous la lune.
Pour connaître son secret, il faut longtemps en faire le tour. Et le trouve-t-on jamais ? Au moins, on y perd ceux qui pèsent. Le sien, ne serait-ce pas de s'alimenter de mystère et de silence à la Suche, vallon d'herbage et d'ombre ? Le sentier qui bifurque en Peney, passe à demi sous des roches et bientôt se penche hors de la vue de Taney vers des sapins, des mousses et une source très froide.
On ne sait où s'en va l'eau du lac. Aucun torrent ne l'emmène. Mais dans la plaine, au pied des forêts, il y a des sources dont il est le père nourricier.
Comme par magie, il se dérobe sitôt que l'on s'en éloigne. Le décor glisse, la paroi du Tâche s'approche de la muraille des Cornes, la pyramide de la Chambairy ferme le créneau.
Dans la terre rouge, entre les plantations de mélèzes abrités par des vernes et des sorbiers, le sentier porte jusqu'à la vue aérienne des rivages vaudois couronnés d'alpes, puis à celle de la plaine du Rhône tissée à plat, très simplement, par grands lés de blés et de peupliers.
De là en Prélagine, les petits prés en pente sont très frais sous les parasols ajourés de la grande ciguë. Mille ans de feuilles mortes sous bois font un terreau épais. Mais la sente finit au roc et se glisse à flanc de montagne. Des tilleuls séculaires, énormes et tordus, lui font d'étranges arcs-boutants. Puis l'on passe sur la pierre nue, au-dessus des pierriers, des lacets de la route, des toits de Miex.
La main se pose contre des tuyaux de fonte, des portes de fer. Derrière, bat un dur puissant : l'eau du lac forcée de se ruer sur les turbines de l'usine qui est à Vouvry, au pied de la montagne. (Par neuf cent cinquante mètres de chute. En 1910 encore, c'était la plus haut du monde. Construite en 1901 pour les Forces Motrices de Vouvry.)
Taney vit en été la saison de l'" inalpe " et des coupes en forêt. On y met à l'air les familles dans le bon temps d'une vie au rythme plus lent. Royaume des enfants ; il y en a tant que c'est merveille !
La désalpe se fait de bonne heure, et l'hiver est précoce. Vide et seul, le village entre dans la longue saison que l'on dit mauvaise parce qu'elle est rude. Pourtant elle est bonne par son froid intense,
le soleil sur la haute neige, le vent coupant. Alors, la solitude redevient vierge, se purifie de la présence humaine, accumule dans le silence les énergies où nous irons boire l'an d'après.
Cependant, comme une étincelle sous la cendre suffit à faire un nouveau feu, il reste au village un solitaire qui ne l'a jamais quitté. Il a, bâti sa maison au seul endroit où tombe encore un peu de soleil par une brèche de la paroi.
Même en été, à cause des hautes pentes, les soirs commencent de bonne heure et vont très lentement vers la nuit. L'ombre mélancolique est fine comme rosée ; elle se délaie sur les forêts et les prairies sans les embuer. Là-haut, dans l'échancrure du col du Grammont, dans la profonde entaille des Jumelles, passent de longs traits d'or. Ils avivent d'émeraude un tertre de gazon, le profil d'un rocher. Et s'éteignent. Le bleu vibrant du ciel occidental dit qu'au revers, sur les rives du Léman, c'est l'heure des chauds soleils couchants, de la mise en liberté de tout ce qui travaillait et va maintenant s'ébrouer.
Mais ici est le recueillement. Le village se fait plus ras au sol. Comme pour mieux le séparer du monde, les parois portent plus haut leurs crêtes où fleurissent des étoiles.
Jam summa procul villarum culmina fumant
Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.
Déjà fument les toits du proche village
Et les ombres immenses tombent du haut des monts.
VIRGILE
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